Jeudi 28 avril : expérience éducative 2 (résidence au Carré Magique, Lannion).

Publié le par Ludor Citrik

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François Truffaut, "L'enfant sauvage".


 J’ai à nouveau essayé d’enseigner quelque chose à Ludor. Si l’expérience du 20 avril s’adressait à un être humain alphabétisé, j’avais aujourd’hui pour interlocuteur un être bien moins civilisé. Lui sur la scène surélevée du Carré Magique, moi au premier rang des gradins, lui en couches, moi muni de quelques idées, de fruits confits, d’un mégaphone, d’un casque anti-bruit, de scotch orange et d’une lampe, nous nous faisions face. Mon objectif était d’établir entre nous un code, une convention qui viendrait de moi et qu’il absorberait, pour pouvoir le reproduire, le moduler, et plus tard le combiner à d’autres codes. Dans mon esprit, ce code était implicitement d’un mode logique. J’avais décidé de lui apprendre des équivalences entre des signaux lumineux et des mouvements (un signal, un pas à gauche ; deux signaux, un pas à droite ; un signal long, un pas en arrière). Pour le faire venir en avant-scène à la barre de scotch orange qui était mon repère, j’y avais posé un morceau de figue. Dès le commencement, je me suis aperçu que ma proposition présupposait qu’il se tiendrait debout, qu’il serait attentif, ou tout au moins que je pourrais le lui demander, lui faire comprendre cela… Or, le langage commun qui m’aurait permis de lui communiquer cela restait à découvrir. J’avais vu qu’il était attentif, à ses sensations, aux sons etc… du monde qui l’entourait ; dans le même mouvement il pouvait être attentif à moi et à des éléments de ce que je proposais. Mais le problème était qu’il ne choisissait pas les éléments que je voulais qu’il regarde. Je suis alors entré dans son espace, pour rentrer en contact avec lui plus directement. J’ai là eu plusieurs approches : d’abord, j’ai voulu redresser cette silhouette de primate au moyen d’un tasseau, lui confrontant une rectitude concrète. J’ai associé son corps au tasseau, puis ai fait tomber le tasseau sur le côté, l’incitant à imiter le mouvement. M’étant rendu compte plus tôt qu’il valait mieux que je m’appuie sur ce qui l’intéressait lui plutôt que de le forcer à aller dans mon sens pour créer un échange, j’ai cherché dans la douceur. Je lui ai caressé l’épaule, et, s’il a reproduit mon mouvement, c’était en brutal. Nous avons continué un peu ainsi, sans changement ou amélioration. Je me suis alors dit qu’à défaut de trouver un langage commun, je pouvais lui faire subir une contrainte, et ainsi le diriger, et dessiner notre rapport en rapport de forces, dans l’espoir qu’alors il soit dans une urgence plus grande de me comprendre. Je restreins alors son espace au moyen du scotch orange : il lui était implicitement interdit d’en sortir, sous peine que je lui balance l’horrible sirène du mégaphone. Mais cette punition subie plusieurs fois sembla lui faire chercher refuge en lui-même et le plonger dans un retrait. De plus, il maintenait à présent le plus de distance possible entre lui et moi, ce qui semblait à court terme impliquer une rupture de la confiance. Etant découragé d’établir un rapport de confiance, ayant donné à la situation un tour qui n’allait pas dans le sens d’un apprivoisement, je décidai de poursuivre dans la voie de la contrainte, mais en la rendant plus subtile : j’ôtai progressivement les scotchs qui matérialisaient l’espace où était contenu Ludor, dans l’espoir qu’il franchisse ces frontières et que je puisse le réprimander, afin qu’il intègre l’idée de frontière. Il les franchit en effet, et je le réprimandai comme il se doit, mais au lieu de revenir dans sa cellule, il s’en fut à jardin et s’enfuit, gagnant par l’échelle des éclairagistes les hauteurs du théâtre, où je le considérai comme perdu pour ma cause.

 

Pendant cette expérience, je me suis demandé avec force et sans réponse : que lui apprendre ? Qu’est-ce qui est primordial pour moi qu’il connaisse, qu’est-ce qui est essentiel pour lui d’apprendre, qu’est-ce que le monde attend qu’il sache sans quoi il ne le laissera pas vivre ?

Côme Delain

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